Les opposants à l’état d’urgence s’organisent

PAR JÉRÔME HOURDEAUX

Alors que l’exécutif entretient toujours le flou autour du renouvellement de l’état d’urgence, qui doit normalement se terminer le 26 février, la fronde augmente. Plusieurs tribunaux administratifs ont déjà remis en cause des assignations à résidence ou des fermetures d’établissement. Demain doit être lancé un conseil d’urgence citoyenne, destiné à fédérer les opposants.

Face à la polémique provoquée par son virage sécuritaire, l’exécutif n’a de cesse de mettre en avant le soutien supposé des Français, rappelant qu’au lendemain du renouvellement de l’état d’urgence pour une période de trois mois, le 20 novembre, ils étaient 91 % à soutenir cette mesure. Difficile de nier que, dans la période actuelle, une bonne partie de l’opinion publique se sent rassurée par ce régime d’exception et demande des mesures encore plus drastiques.

Mais le gouvernement doit également faire face à une fronde d’opposants de plus en plus nombreux et organisés, dénonçant les dérives sécuritaires en cours depuis les attaques du 13 novembre. Mercredi 6 janvier, doit par exemple être lancé un appel à la création d’un conseil d’urgence citoyenne (voir sous l’onglet « Prolonger ») par un collectif à la composition éclectique, regroupant la députée Isabelle Attard, la revue Vacarme, la fondatrice d’Anticor Séverine Tessier, l’université populaire XVIII ainsi que plusieurs universitaires et membres de la Convention pour la 6e République (C6R). Dans leur texte fondateur, les signataires appellent « tous les citoyens à se constituer en Conseil de vigilance citoyenne » visant à coordonner l’opposition, « au nom de l’État de droit nécessaire en démocratie, au projet de réforme constitutionnelle relatif à l’état d’urgence et à la déchéance de nationalité ».

En dépit de la chape de plomb qui s’est abattue sur la France au lendemain des attentats de Paris, de nombreuses voix se sont déjà fait entendre pour tenter de contrer le rouleau compresseur de la communication gouvernementale. Dès le 15 décembre, une centaine d’organisations – de la FIDH à la CGT, en passant par la Mrap, le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), Attac, Emmaüs France ou encore l’Observatoire international des prisons (OIP) – avaient appelé à « sortir de l’état d’urgence » et lancé une pétition baptisée « Nous ne céderons pas »« Non au projet de déchéance de la nationalité, non à une démocratie sous état d’urgence, non à une réforme constitutionnelle imposée sans débat, en exploitant l’effroi légitime suscité par les attentats », écrivent les signataires. « Nous n’acceptons pas la gouvernance de la peur, celle qui n’offre aucune sécurité mais qui assurément permet de violer nos principes les plus essentiels. »

« Dans le paquet-cadeau de la réforme constitutionnelle, qui vise à nous apprendre à vivre selon les codes de l’état d’urgence permanent, le président Hollande n’a pas oublié de glisser la déchéance de la nationalité pour les binationaux nés en France, qui se seraient rendus coupables d’actes terroristes », écrivent de leur côté, dans une tribunepubliée lundi 4 janvier par Mediapart, les membres du NPA Olivier Besancenot et François Sabado. « Ce cadeau empoisonné appelle une réaction massive et unitaire de la part de toutes celles et de tous ceux qui entendent s’y opposer », poursuivent-ils.

L’opposition à la réforme constitutionnelle et à l’application de l’état d’urgence ne se limite pas aux traditionnels défenseurs des libertés publiques. Le 29 décembre dernier, Mediapart a publié une tribune signée par une dizaine de juges administratifs, ceux-là même qui sont chargés de contrôler l’application des mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence. « Imperceptiblement, l’équilibre entre ordre public et libertés publiques se déplace », écrivaient les magistrats sous couvert d’anonymat en raison de leur devoir de réserve. « Et nous nous retrouvons, juges administratifs, dotés d’une responsabilité accrue sans avoir véritablement les moyens de l’assumer. C’est pourquoi il nous paraît extrêmement dangereux de constitutionnaliser hâtivement l’état d’urgence, sans avoir préalablement tiré pleinement les leçons de cette première expérience, en termes de dangers pour les libertés comme d’efficacité pour la sécurité », poursuivaient-ils.

Plusieurs collectifs de chercheurs et d’universitaires ont également dénoncé, dans divers textes, les dangers de la réforme en cours. Le 20 décembre, 11 juristes appelaient ainsi, dans Le Monde, à dire « non à l’état d’urgence permanent ». Le lendemain, un autre collectif signait, toujours dans Le Monde, une tribune dénonçant « la constitutionnalisation de la frénésie sécuritaire »« Le gouvernement par la peur et la division montre aujourd’hui clairement ses limites », affirmaient les signataires. « Il faut rétablir les bases d’un État de droit digne de ce nom. Il est temps de répondre au terrorisme par la raison, la préservation des libertés et la construction de la paix. »

Loin d’être purement formelle, cette remise en cause des mesures déjà prises dans le cadre de l’état d’urgence commence à se faire entendre au sein même des tribunaux administratifs. Comme le rapporte Le Monde, le 30 décembre dernier, les juges de Pau ont ainsi annulé l’assignation à résidence d’un jeune boulanger au motif que la mesure n’était assortie d’aucune date de fin, pourtant requise. Or, seules quelques assignations notifiées durant l’état d’urgence comportent une date de fin. L’ordonnance du tribunal administratif de Pau pourrait faire jurisprudence et conduire à l’annulation d’une bonne partie des assignations décidées depuis le 14 novembre.

Le 17 décembre, le tribunal administratif de Cergy-Pontoise avait lui aussi annulé une assignation à résidence. Mais cette fois, la décision des juges était fondée non sur une erreur de procédure mais sur une analyse des motivations. Et ils ont considéré que les « notes blanches », des documents non datés et non signés comportant des informations sur les suspects recueillies par les services de renseignement, ne suffisaient pas à justifier l’assignation à résidence. Et lundi 4 janvier, le Conseil d’État était saisi d’un recours du gouvernement contre la décision du tribunal administratif de Nice qui avait annulé la fermeture administrative d’un kebab à Cannes, justifiée par des informations selon lesquelles trois membres présumés d’une cellule terroriste auraient fréquenté régulièrement l’établissement.

Même à l’étranger, le cas de la France commence à inquiéter. Depuis que François Hollande a déclaré l’état d’urgence, « plus de 2 700 raids policiers ont été menés », écrit ainsi le New York Times dans son éditorial du lundi 4 janvier intitulé « Les libertés diminuées de la France »« Ils ont produit très peu de choses pouvant être liées au terrorisme mais ils ont traumatisé des citoyens et laissé une dévastation dans leur sillage. La majorité de ces raids ont visé des maisons, des entreprises, des mosquées et des salles de prière musulmanes. »

Au-delà de la question de la réforme prévoyant d’inscrire l’état d’urgence dans la Constitution, qui doit être examinée par l’Assemblée à partir du 3 février, se pose également la question du maintien de ce régime d’exception.

L’état d’urgence a en effet été décrété pour la métropole le 14 novembre, au lendemain des attaques de Paris, lors d’un conseil extraordinaire des ministres, avant d’être étendu aux territoires d’outre-mer le 18 novembre. Et, le 20 novembre, les parlementaires l’ont prolongé pour une durée de trois mois. Il est donc censé prendre fin le 26 février prochain à minuit.

Selon un bilan communiqué par le ministère de l’intérieur le 29 décembre, depuis le 14 novembre, 2 977 perquisitions administratives ont été menées, et 391 assignations à résidence prononcées. Ces opérations ont débouché sur l’ouverture de 524 procédures judiciaires. 199 concernaient des infractions à la législation sur les armes et 181 à celle sur les stupéfiants. 127 suspects ont été envoyés devant un tribunal et les tribunaux correctionnels ont prononcé 62 condamnations. 53 personnes ont été emprisonnées, soit en détention provisoire, soit en exécution de peine. Environ 300 dossiers font encore l’objet d’enquêtes, dont deux menées par le pôle antiterroriste du parquet de Paris.

Or le gouvernement va devoir, d’ici le 26 février, prendre des décisions délicates. En effet, les mesures administratives prises dans le cadre de l’état d’urgence doivent normalement cesser avec lui. Par exemple, les 391 assignés à résidence seront, le 26 février à minuit, à nouveau libres de se déplacer. Même si l’état d’urgence est prolongé, les assignations devront être renouvelées, comme l’a rappelé le Conseil constitutionnel dans sa décision du 22 décembre dernier validant deux assignations à résidence de militants écologistes durant la COP21 : « Si le législateur prolonge l’état d’urgence par une nouvelle loi, les mesures d’assignation à résidence prises antérieurement ne peuvent être prolongées sans être renouvelées. »

Lundi 4 janvier, Libération a annoncé que l’exécutif avait finalement décidé de ne pas le renouveler encore une fois. La France sortirait donc de l’état d’urgence à la date prévue par la loi du 20 novembre dernier. À moins que l’Élysée ou Matignon ne préparent, comme ce fut le cas pour la déchéance de nationalité, un nouveau revirement. La levée de l’état d’urgence ne faisait par exemple pas partie des vœux adressés aux Français par François Hollande pour 2016. « Mon premier devoir, c’est de vous protéger », a au contraire affirmé le président de la République. « Je vous dois la vérité, nous n’en avons pas terminé avec le terrorisme. La menace est toujours là. Nous déjouons régulièrement des attentats », avertissait même le chef de l’État. Le 1er décembre dernier, son premier ministre avait déjà évoqué cette hypothèse« Il ne faut pas écarter cette possibilité bien évidemment, en fonction de la menace. Et il faudra agir avec beaucoup de responsabilité », avait déclaré Manuel Valls sur Europe 1.

Le renouvellement de l’état d’urgence avait été envisagé dès le jeudi 26 novembre par Bernard Cazeneuve sur le plateau de l’émission Des paroles et des actes de France 2. « Si dans trois mois les informations dont nous disposons sont telles qu’aujourd’hui, nous réunirons le Parlement comme nous l’avons fait pour prolonger l’état d’urgence », avait affirmé le ministre de l’intérieur. « Ces mesures sont nécessaires, il sera peut-être nécessaire de les proroger, mais elles doivent être mises en œuvre dans le respect scrupuleux d’un certain nombre de principes et dans le respect des droits de ceux auxquels ces mesures s’appliquent », avait-il précisé.

Une solution serait de « juridiciariser » ces dossiers, c’est-à-dire de transformer les enquêtes administratives en enquêtes judiciaires. Mais il n’est pas sûr que le juge judiciaire se montre aussi arrangeant que le juge administratif. C’est notamment pour cette raison que le gouvernement avait imaginé, dans la première mouture de son projet de réforme constitutionnelle, une « sortie progressive » de l’état d’urgence, mais cette porte de sortie a été la seule partie du projet de réforme constitutionnelle retoquée par le conseil d’État lors de son examen du projet de loi.

D’un autre côté, une nouvelle prolongation de l’état d’urgence alimenterait encore le feu des critiques qui, de plus en plus nombreuses, dénoncent la dérive sécuritaire et antidémocratique du gouvernement. Alors que la gauche est déchirée par le débat sur la déchéance de nationalité et que le débat sur la réforme constitutionnelle s’annonce particulièrement délicat, « à l’Élysée, on ne veut pas prêter le flanc aux critiques d’un « état d’urgence permanent » », explique Libération« L’idée serait donc de prouver qu’il est possible, malgré le risque terroriste toujours présent, de lutter contre les filières jihadistes avec les règles judiciaires habituelles. »

Le gouvernement prépare en tout cas déjà l’après-état d’urgence. Le Monde a dévoilé, mardi 5 janvier, les premières grandes lignes d’un nouveau projet de loi antiterroriste en cours de préparation au ministère de l’intérieur. Selon « un proche du dossier », l’objectif du texte est clairement « d’obtenir des outils performants susceptibles de réduire la nécessité de l’état d’urgence ». Il prévoit, notamment, de transférer une partie des compétences du parquet au préfet en matière de lutte contre le terrorisme, de faciliter les perquisitions de nuit, la pose de dispositifs de surveillance vidéo, sonore ou électronique et de renforcer la lutte contre le blanchiment d’argent.